- GUÉRILLA
- GUÉRILLA«Petite guerre», dont le vocable tient à l’insurrection populaire espagnole dressée de 1808 à 1813 contre les forces d’occupation napoléoniennes, la guérilla est, en première approche, une lutte armée du faible contre le fort, menée par des bandes ou des éléments légers qui s’efforcent de surprendre, de déséquilibrer, d’user l’adversaire, de le priver de sa liberté d’action et ainsi de sa supériorité par des actions multiples et incisives, toutes de souplesse, de mobilité et d’ubiquité.Ce mode de combat répond à plusieurs logiques historiques, qu’il convient de distinguer :– le soulèvement d’ordre sociologique de populations, plus ou moins minoritaires et opprimées, défendant leur intégrité, leurs biens, ou se battant pour une cause sociale, religieuse ou ethnique; il s’agit là de violences souvent spontanées, voire primitives, que l’on retrouve dans les affrontements de clans propres aux sociétés pré-étatiques ou aux sociétés marquées par la désagrégation du cadre collectif;– la révolte à dominante idéologique et politique de partisans cherchant, en s’appuyant sur le peuple, à liquider un régime ou des dirigeants honnis;– la réaction nationale, enfin, contre un envahisseur ou un occupant, que celle-ci se présente sous la forme d’une «résistance» œuvrant au côté ou en complément d’une armée régulière chargée de la défense du pays ou bien qu’elle soit le fait, au contraire, de francs-tireurs ou de maquisards livrés à eux-mêmes.De l’une à l’autre de ces hypothèses diffèrent non seulement les motivations, mais un certain nombre d’éléments, comme la structuration du mouvement, l’encadrement idéologique ou la formation des combattants. En revanche, sous réserve de l’évolution des matériels, les techniques ne varient guère, tandis que s’imposent deux facteurs communs essentiels: l’un est le temps , puisqu’il s’agit non pas de détruire l’ennemi à l’emporte-pièce, comme dans le combat classique, mais de le miner ou de le grignoter sous l’angle moral comme sous l’angle physique dans une lutte par essence prolongée; l’autre facteur est le soutien populaire , atout majeur pour les insurgés, trame de la bataille et, de part et d’autre, enjeu véritable.C’est là que les choses ont sans doute le plus changé. Vieille comme le monde, en effet, la guérilla a très souvent reflété des velléités diffuses, une effervescence anarchique, des pulsions antagonistes qu’épisodiquement quelques personnalités exceptionnelles réussissaient à contrôler et à transcender. Or, prolongeant l’analyse de Clausewitz, les écoles marxistes russe, puis asiatique ont systématisé et rationalisé le phénomène, non point jusqu’à le rendre irrésistible comme certains esprits simplistes l’ont affirmé, du moins en lui donnant une dimension nouvelle et, de là, de plus grandes chances de succès.Le concept de guérilla n’en est pas pour autant limpide. D’une part, il se situe entre le combat classique et, à l’opposé, certaines formes de violences fragmentaires ou englobantes comme le terrorisme ou la guerre subversive; d’autre part, il se présente différemment selon le cadre spatial et chronologique où on l’appréhende. Spécificité et évolution, tel sera l’objet de nos principales réflexions.Les ambiguïtés de la «petite guerre»Guérilla et guerre classiqueLa guerre classique, dominée par la notion de bataille décisive, cette «Marseillaise prussienne» chère à Clausewitz, ne se réduit pas à un choc frontal. Elle implique de manœuvrer l’ennemi, qu’on le surprenne, l’attaque de flanc, le fragmente, tel Horace contre les Curiaces, ou l’encercle, voire, comme disait Jomini, grand observateur des batailles napoléoniennes, «qu’on porte le gros de ses forces sur une seule de ses ailes... clef de voûte de la science de la guerre».La défensive, de son côté, est l’«art complet» qui permet de temporiser, d’étirer et d’affaiblir l’adversaire en attendant la contre-offensive propre à le terrasser; la ruse, même si Clausewitz en minimise la portée, est le ressort de la surprise et de la guerre psychologique; les corps francs s’infiltrent dans les lignes pour chercher le renseignement ou semer la panique; enfin, la «défense en surface», enchevêtrement de centres de résistance assiégés sans front ni arrières, mêle les genres et emprunte déjà nombre de ses traits à la guérilla.Entre celle-ci et la bataille conventionnelle, on voit donc que, sur le plan tactique, le hiatus est loin d’être absolu. Il l’est moins encore lorsque, passant sur le plan stratégique et quittant les affrontements directs pour les manœuvres périphériques, on aborde, sans quitter les rangs militaires, le domaine de l’«approche indirecte». C’est le cas notamment de la stratégie insulaire de l’Angleterre qui, privée naguère d’armée permanente, dressait des obstacles face à l’ennemi principal, l’attaquait sur ses lignes extérieures avec les Raleigh et les Drake, l’isolait, le harcelait, cherchait ses points faibles, en privilégiant les débarquements excentriques et l’action sur les arrières. Stratégie d’attrition ou, comme disait Liddell Hart, maître en la matière, stratégie de «coup de bec», préfiguration de la vision de Lénine : la stratégie la plus saine consiste à retarder la bataille jusqu’à ce que la dislocation de l’ennemi permette de lui asséner un coup mortel.À ce stade, on ne parle pas de «guérilleros», mais de corsaires, de commandos, de rangers, d’agents des services spéciaux, parachutistes de tous acabits lancés sur les franges de l’armée adverse pour l’effriter et la démoraliser. Dans leur règlement d’avant 1940, les Allemands avaient, d’ailleurs, codifié cette forme d’engagement avant de la mettre, non sans succès, au service de Tchang Kaï-chek au début de la guerre sino-japonaise. La guérilla, «moyen de soutenir par des actions secondaires les opérations amies», ne sortait pas, toutefois, même si l’on cautionnait la «tromperie», du cadre martial traditionnel, l’objectif restant la victoire militaire. Il en est de même lorsqu’on parlait, ces dernières années, de «techno-guérilla», mode défensif préconisé par certains pour préserver, face aux armées soviétiques, l’Europe de l’Ouest, sans utilisation de l’arme nucléaire: réseaux antichars et antipersonnels échelonnés sur la profondeur du dispositif allié..., système purement militaire n’ayant d’autre objectif que de barrer la route aux forces ennemies.Or la vraie guérilla est plus subtile. S’en prenant davantage aux assises du pouvoir qu’à son armée, elle ne doit pas, pour être significative, être trop liée aux opérations centrales; il lui faut, en quelque sorte, se déprofessionnaliser, se démilitariser, se rendre autonome, cesser enfin d’être à dominante technique pour prendre un caractère populaire et politique. Hitler, qui avait, sur ce plan, des notions d’avant-garde, voyait fort bien le problème: «La guerre n’est pas, disait-il à Forster, cette science hermétique entourée d’un appareil solennel que les généraux persistent à considérer comme un tournoi du Moyen Âge. Je n’ai que faire de chevaliers! La confusion des sentiments, les conflits moraux, la panique, l’indécision, telles seront nos armes!» Le résultat, il est vrai, fut pour le moins mitigé. En dehors du rôle joué par quelques «cinquièmes colonnes» durant la campagne de Norvège, le système souffrit du sectarisme et de la rigidité des nazis qui, en revanche, eurent à combattre durement les mouvements de guérilla surgis des profondeurs des pays occupés: partisans russes – héritiers des supplétifs de Koutouzov –, favorisés par le climat, l’espace et le morcellement des fronts; maquisards grecs et yougoslaves, qui fournirent un appoint non négligeable à la victoire de Stalingrad en immobilisant une trentaine de divisions ennemies; enfin, la Résistance française, dont les agressions contre les troupes d’occupation, les destructions de voies ferrées et de ponts, les sabotages de toutes sortes contribuèrent au succès du débarquement allié.Guérilla et terrorismeNi son jumelage fréquent, ni ses points communs avec la guerre conventionnelle n’empêchent la guérilla d’être individualisée. Mais il y a d’autres ambiguïtés. Avec le terrorisme pour commencer, terme qui, après avoir recouvert successivement la Terreur, le tyrannicide et les menées anarchistes de la fin du XIXe siècle, s’est élargi jusqu’à désigner aujourd’hui de très nombreux actes de violence politique, commis par des groupuscules extrémistes, mais aussi, à plus large échelle, par des mouvements de libération ou des organisations révolutionnaires. Aussi bien le mot est-il utilisé dans un sens générique, alors que sa réalité est initialement spécifique, au regard, en tout cas, de la guérilla par essence plus large, dont le terrorisme n’est finalement (aveugle ou sélectif, individuel ou collectif) qu’une des techniques: arme à double tranchant, propre à faire serrer les rangs ou, à l’inverse – question de culture – à choquer, fort peu utilisée au Vietnam, mais largement employée en Algérie et en Amérique centrale.En fait, la guérilla, c’est la guerre; elle requiert des conditions particulières, elle est coûteuse, lourde à manier. Rien d’étonnant à ce que le terrorisme tende à se substituer à elle, lui qui a offert à des formations comme l’Organisation de libération de la Palestine, sans territoire ni masses à mouvoir, un moyen rêvé de se faire connaître et, finalement, de s’imposer grâce aux médias, la cible étant moins ses victimes que l’opinion internationale qu’il s’agit de mobiliser.S’ajoute une autre donnée: l’urbanisation moderne qui, loin d’être réservée aux pays les plus avancés, vide partout les campagnes de leurs habitants, rend la guérilla moins évidente et offre aux «catilinaires», comme dit Malaparte, l’abri d’énormes villes et banlieues où la violence peut, a priori, bénéficier d’une certaine impunité. On sait déjà que la guérilla ne prospère pas seulement dans les zones accidentées, mais tout autant dans les zones très peuplées. On comprend donc que le phénomène dit de «guérilla urbaine» tende à se développer dans les grandes agglomérations. Encore cette expression prête-t-elle à confusion, puisque, si le terrorisme est cosmopolite, la guérilla est, quant à elle, incontestablement rurale.Guérilla urbaineCertains affirment que rien n’empêche la guérilla agraire d’être transposée dans les villes: malheureusement, les exemples qu’ils donnent, comme l’insurrection de Caracas en 1963, sont tous négatifs; d’autres, Mao Zedong et Che Guevara en tête, nient cette possibilité, seules quelques actions de sabotage pouvant, à leurs yeux, être développées; enfin, d’autres encore, tel C. W. Thayer, officier de liaison américain en ex-Yougoslavie, répondent plutôt de façon positive, tout en reconnaissant la fragilité d’un soulèvement citadin. Une ville peut toujours être encerclée, ses voies d’accès – métros, égouts, remblais – être bloquées, et la population être strictement contrôlée à partir d’un découpage urbain en maisons, blocs, quartiers, etc., dûment numérotés et surveillés par des îlotiers. Le soutien populaire reste, par ailleurs, mitigé, entaché d’une méfiance due à l’imbrication des agents des deux bords; la résistance oscille entre une clandestinité stérile et une violence débridée où les insurgés risquent alors d’être facilement localisés, cernés et détruits. Bref, la ville est un piège, comme tant d’exemples l’ont montré: soulèvements prolétariens de l’entre-deux-guerres à Canton, Hambourg et Tallinn, insurrection du ghetto de Varsovie, et, plus récemment, révolte des Tupamaros en Uruguay et de Marighella au Brésil.Hors le «coup d’État technique» de Trotski qui s’empare sans coup férir de Saint-Pétersbourg en octobre 1917, l’expérience balance, en fait, entre le modèle blanquiste, où l’émeute doit normalement servir de détonateur, et l’insurrection à force ouverte, que la police et l’armée finissent par écraser. C’est donc tout le mérite de Mao Zedong d’avoir compris que seul l’espace rural permettait de manœuvrer, de mouvoir le peuple et de durer. Certes, la ville est importante pour l’action d’ensemble, la collecte des impôts, le noyautage des services adverses, le renseignement. Il faut donc l’utiliser et, le cas échéant, organiser en étoile autour d’elle les subdivisions rebelles pour que, chacun y prenant pied, l’osmose ville-campagne soit réalisée. Mais sa conquête peut être différée. On pense à Lawrence d’Arabie, hostile à la prise de Médine: les Turcs y étaient enfermés et, mangeant leurs chameaux pour survivre, se neutralisaient eux-mêmes en laissant ailleurs le champ libre. Ils perdaient tout pouvoir d’agir! Pourquoi diable leur prendre leur ville?Guérilla et guerre révolutionnaireDernière ambiguïté: si le terrorisme tend, nous l’avons vu, à devenir une réalité spécifique, la guérilla, longtemps autonome, tend, au contraire, à être assimilée à des notions à la fois larges et imprécises du type guerre révolutionnaire ou guerre subversive. Concepts proches: dans les deux cas, il s’agit, par un faisceau d’actions, de désagréger le pouvoir ennemi, de le vider progressivement de sa substance, de le faire tourner à vide en lui arrachant notamment le contrôle de ses administrés tout en construisant face à lui, avec l’appui des masses, un appareil capable, le jour venu, de le bousculer et de le remplacer. «Combustion lente et graduelle», dit Clausewitz, «infection généralisée», pense Lénine, qui, «s’opposant au sabre qui mutile, surgit de tous les points de la vie sociale, éclôt partout, pénètre au fond de l’organisme et l’imprègne tout entier».L’entreprise est complexe: à côté des éléments armés, elle implique, en effet, une doctrine – motivations et finalités –, un appareil de propagande et d’agitation tourné à la fois vers les troupes amies, les troupes ennemies et les populations qui les arbitrent, un dispositif d’intégration et de contrôle de celles-ci, des services de renseignement, des liens avec l’étranger et, pour couronner le tout, un instrument insurrectionnel hiérarchisé.On en arrive finalement à trois idées. Selon la première, la guérilla n’est, au milieu de tout cela, qu’une technique, un mode opérationnel qui, essentiellement tourné vers le combat, recouvre simplement la dimension militaire du phénomène. Deuxième acception: à l’heure moderne, le partisan est un militant qui s’adosse à une mystique et ne peut se passer de soutien populaire. La guérilla s’élargit par là même au domaine politique et psychologique, le rôle de son bras armé étant modulé selon le contexte. La troisième interprétation, enfin, est liée à la notion de «guerre révolutionnaire». Pour les marxistes et les tiers-mondistes, comme pour leurs adversaires naguère obnubilés par le «jeu de Moscou», celle-ci est une guerre subversive, mais d’une nature particulière: la lutte permanente et universelle menée pour conquérir le monde par le communisme révolutionnaire. Théorie de la conspiration! Dans cette optique, tout est lié, le tactique et le stratégique, le niveau local et le niveau planétaire, l’action armée, l’objectif idéologique et l’action politique. La guerre du peuple est assimilée à la révolution elle-même. Qu’on l’appelle guerre de guérilla, guerre prolongée, guerre de partisans ou guerre révolutionnaire, on a affaire à un processus global, intégré, qu’on ne saurait morceler. Du même coup, la notion de guérilla prend une extension outrée.Des écoles et des terrainsLa guérilla à l’ancienneSix siècles avant notre ère, Sunzi écrivait le premier traité sinon de guérilla, du moins de guerre subversive: «Corrompez, disait-il, altérez la confiance, troublez les gouvernements, semez la dissension, provoquez l’indiscipline, fournissez des causes de mécontentement, amollissez le cœur de l’ennemi, donnez de fausses alarmes et de faux avis... Un général vraiment compétent sait l’art d’humilier l’adversaire sans livrer bataille et de capturer des cités sans verser le sang.» Et de compléter ce tableau à dominante psychologique par quelques conseils plus matériels visant à affamer l’ennemi, à l’attaquer sur ses arrières, à utiliser les paysans contre lui et à ne lui laisser aucun répit.Plus d’un qui suivit dans le temps, tel Philippe de Macédoine, sut faire la même analyse, l’histoire étant pleine de ces méthodes «si propres à conserver au prince son patrimoine et à lui gagner de nouvelles provinces». Fût-elle moins subtile, la guérilla, quoi qu’il en soit, n’a cessé depuis lors de défrayer la chronique, et d’abord dans le monde latin avec notamment Vercingétorix et, au tout début de notre ère, la révolte du Numide Tacfarinas dans les Aurès. «Spargit bellum », écrit à cette occasion Tacite. La guerre nouvelle qu’il découvre s’étend, en effet, s’éparpille. Face aux légions romaines, les bandes, comme des gouttes de mercure, se morcellent dans un combat que l’historien qualifie de «lutte de l’ours contre les moustiques». Peu à peu, les populations se rallient à ce chef naturel dont les notables se rapprochent et dont l’influence grandit, tandis que se diversifient les unités, les unes, régulières, tournées vers la bataille, les autres, supplétives, plutôt tournées vers le terrorisme. Mêmes causes, mêmes effets: comme dans tant d’aventures postérieures du même type existent deux risques majeurs pour les rebelles; d’un côté, la désunion et, de l’autre, la tentation d’une cristallisation militaire prématurée, propre à mettre le faible, triomphant lorsqu’il se disperse, à la merci d’un ennemi plus massif et mieux armé que lui. Comme dans tant de cas similaires, la guerre durera sept ans, les forces de l’ordre recourant, comme il se doit, à un mélange d’implantations fixes et de colonnes mobiles, sans oublier les «razzias» et la «terre brûlée», à la recherche d’un équilibre difficile entre une concentration stérile et une dissémination pleine de dangers.D’innombrables révoltes analogues suivront, qu’on ne saurait répertorier. L’esprit de la chevalerie, le mercenariat, en attendant la professionnalisation de l’armée, joueront, cependant, contre la guérilla, jugée peu convenable et d’ailleurs inadaptée au tempérament martial. Napoléon lui-même exprimera son dégoût pour ce genre de combat et préférera se battre en Prusse plutôt qu’en Espagne. Jusqu’en 1789, les rébellions répondront ainsi à des réflexes ou à des motivations spontanés, d’ordre social comme la Jacquerie, d’ordre religieux comme la révolte des camisards ou d’ordre national comme celle des gueux aux Pays-Bas ou, en France, la lutte contre les Anglais. Encore ces mouvements seront-ils souvent provoqués ou accentués, comme en Vendée, par des considérations plus prosaïques, du type refus de la conscription ou opposition violente aux pillages, aux brutalités et aux exactions commises par les armées, le couple solidarité locale-spoliation inconsidérée constituant le meilleur moteur de toute guerre prolongée.ClausewitzLa Révolution française change nombre de données. Fondée sur une idéologie radicale et bientôt conquérante, non seulement elle suscite des réactions vives – on pense encore à la Vendée –, mais elle transforme les règles du jeu guerrier. Les vieilles armées sont submergées par ces forces d’un genre nouveau qui manient à la fois masses et idées. La politique exacerbe «la guerre dont le terrible glaive qu’il faut saisir à deux mains pour frapper un coup et un seul, écrit Clausewitz, devient une épée maniable et légère, parfois un simple fleuret». Certes, le hobereau prussien n’a pas de sympathie particulière pour l’effervescence populaire. Il en constate néanmoins les effets avec les bandes espagnoles pleines de haine contre les Français, avec la résistance d’Andreas Hofer au Tyrol, celle des paysans russes face à Murat, celle enfin de la Prusse à l’heure d’August von Gneisenau, du Tugenbund et de la Landsturm . L’esprit de liberté a tout simplement changé de camp: «Les événements ont montré, écrit l’auteur de Vom Kriege , quel facteur immense le cœur et le sentiment d’une nation peuvent représenter. La résistance populaire n’est évidemment pas apte à frapper de grands coups... comme quelque chose de vaporeux et de fluide, elle ne doit se condenser nulle part. Cependant, comme ce brouillard doit quand même se fixer en certains points, ce sera aux ailes du théâtre de guerre adverse. La participation du peuple fait entrer une nation entière dans le jeu... La violence primitive de la guerre, libérée de toute restriction, explose ainsi de toute sa force naturelle.»Comme l’a noté Pierre Naville, Clausewitz aura de bons et de mauvais élèves, ces derniers étant particulièrement ses pairs et, plus généralement, les militaires classiques, férus de bataille décisive et convaincus que la politique doit être subordonnée à la guerre, puisque cette dernière en est, en quelque sorte, le «grandiose achèvement». Cela conduira, d’un côté, à la guerre totale et, de l’autre, à une incompréhension manifeste des phénomènes de guérilla que seule la supériorité des grandes armées permettra de cacher, jusqu’à ce que les communistes s’emparent du sujet.Avant d’en arriver là, un nom mérite d’être cité parmi les bons élèves, celui de T. E. Lawrence, Lawrence d’Arabie, qui, chargé d’orienter la révolte arabe contre les Turcs en 1916, se heurte à l’état-major du Caire, naturellement poussé à importer au Proche-Orient la «guerre dont Foch est, en Europe, le grand prêtre». Or les Arabes n’ont ni les moyens ni le désir de sacrifier à ce rite, leur objectif étant non pas d’écraser les Turcs, mais simplement de s’en libérer. Le désert, l’espace, la vitesse face à une armée pesante et inadaptée aux rezzous lancés contre elle, c’est une forme de guérilla particulière que l’on retrouvera bien plus tard au Tchad, quand les guerriers goranes, montés cette fois sur des Toyota, attaqueront les bases libyennes.«Les armées, écrit T. E. Lawrence, ressemblent à des plantes immobiles [...]. Mais supposez que nous fussions, comme nous pouvions le devenir, une influence, une idée, une espèce d’entité intangible, invulnérable, sans front ni arrières et qui se répandît partout à la façon d’un gaz. Nous pouvions être une vapeur, un esprit soufflant où nous voudrions. Notre royaume était dans l’âme de chacun, et sans besoins matériels, nous n’offririons rien de matériel au massacre.»L’école marxiste-léninisteLe XIXe siècle connaît, après l’Empire, deux sortes de révoltes populaires. En Europe d’abord, à l’heure du romantisme social, des sociétés secrètes et de l’explosion ouvrière, des insurrections du type des journées de juin 1848; en dehors de quelques manifestations carbonaristes ou irlandaises, ces rébellions seront, toutefois, essentiellement urbaines. Outre-mer ensuite, où, après la libération de l’Amérique latine, qui ne met en œuvre que quelques guérillas éparses, s’étend la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, objet d’une première vague de résistances significatives.Marx et Engels, ce dernier en particulier, sont férus de choses militaires et convaincus que, «à l’image de la bourgeoisie qui a créé, avec la nation armée, son propre mode de combat, l’émancipation du prolétariat trouvera sa propre expression en ce domaine». Les formes de guerre dites classiques valent entre États socialement homogènes. Un peuple résolu à se libérer ne peut s’en contenter. «Levée en masse et guérilla, précise Marx, sont les méthodes par lesquelles une force relativement faible résistera aux coups d’une armée plus forte et mieux préparée.» Et Engels d’insister, au vu de la guerre d’indépendance américaine, sur la transformation qualitative des luttes armées, soulignant que, en ce qui concerne l’insurrection, c’est un art qu’on ne saurait, en tout cas, laisser au hasard.Ce jugement va peser, semble-t-il, sur les analyses de Lénine et de Trotski. Certes, partant de la dichotomie guerre juste-guerre injuste, tous deux donnent leur pleine place aux facteurs idéologiques et populaires; de même, insistent-ils fort justement sur la «situation prérévolutionnaire» qu’il faut exploiter ou créer, que ce soit au niveau stratégique, à la limite de conscience du monde libéral, ou à l’échelle tactique, à la limite de responsabilité des différentes autorités politiques, administratives, judiciaires ou militaires, toujours longues, par juridisme, routine ou rivalités, à intervenir. Projet global, donc, de victoire du communisme sur le capitalisme et son stade suprême, l’impérialisme, propre à susciter la mobilisation du prolétariat et, sous diverses formes, guérilla comprise, l’effervescence mondiale.Par souci d’efficacité, cependant, Lénine et Trotski restent plus ou moins obnubilés par la mise sur pied d’un «instrument insurrectionnel», sorte de corps spécial constitué par des combattants d’élite et des agitateurs professionnels. C’est le «parti», le parti ouvrier, épine dorsale de tout ce qui doit s’ensuivre. Toutefois, le caractère urbain et monolithique de ce dernier, aussi bien que la place centrale qui lui est donnée, conduit finalement à faire passer la fonction de «conjuration» avant le rôle des masses, celui des paysans en particulier, appelés à étendre l’agitation et la lutte armée plus qu’à la provoquer. Ainsi, la révolution d’Octobre, en fait déclenchée par un coup de main, sera prolongée contre les «blancs» par les partisans, mais ceux-ci, par la suite, seront pour la plupart désarmés, l’accent étant mis sur la technique militaire dont l’Armée rouge, classique et massive, malgré l’avis de Frounzé, sera imprégnée. Aussi bien, lorsqu’on voudra plus tard mener la guérilla contre la Wehrmacht, il faudra de toutes pièces l’improviser.Ce sursaut russe de 1941 pose, au passage, un problème important: est-ce pour la patrie des prolétaires ou plutôt pour la Sainte Russie que le peuple s’est levé? Idéologie partisane, idéologie nationale... les deux peuvent, bien entendu, coexister, comme ce fut, semble-t-il, le cas en la circonstance et comme ce fut le cas en France où il n’y eut guère de heurts majeurs entre F.F.I. et F.T.P. En revanche, en Grèce et en Yougoslavie, on va à l’affrontement: d’un côté, l’Armée grecque de libération, fidèle au pouvoir royal, se dresse contre l’extrême gauche, représentée par l’Armée populaire grecque de libération (E.L.A.S.), de l’autre, Tito et Mihajlovi が se font face.L’exemple yougoslave présente un intérêt particulier: un fossé social profond sépare, en réalité, les débris de l’armée nationale que Mihajlovi が, ancien de Saint-Cyr, rassemble contre les Allemands et les forces prolétariennes que Tito conduit. Celles-ci, constituées souvent de déracinés, n’ont rien à perdre et poussent la violence jusqu’au bout, alors que, soutenu par les nationalistes serbes, bourgeois et petits propriétaires, Mihajlovi が, après s’être battu contre l’occupant, paraît trouver avec lui une sorte de modus vivendi, propre, en particulier, à protéger la Serbie du communisme. D’où il ressort que si la guérilla n’est en soi ni de gauche ni de droite, elle risque d’être d’autant plus efficace qu’elle est plus révolutionnaire et n’a aucune attache – fût-elle indirecte – avec l’ordre à combattre.Tito l’emportera sur son rival tandis que, en Grèce, les communistes, insurgés au lendemain de la victoire, se feront battre par les troupes gouvernementales. Question de leadership : Papagos s’impose du côté nationaliste à l’heure où Markos est remplacé, chez les rebelles, par un chef de moindre envergure, Zaccharias. Question d’aide extérieure: Tito, devenu hostile à Staline, tarit l’aide qu’il apportait aux insurgés alors que, à l’inverse, l’aide américaine ne cesse, à droite, de s’amplifier. Enfin, l’E.L.A.S. commet l’erreur, déjà signalée, de se structurer comme une armée classique, perdant ainsi sa fluidité, et de se laisser enfermer dans des massifs déshérités, à la merci de son ennemi.L’école chinoiseLa synthèse viendra de l’Asie. La théorie des «trois mondes», en effet, échafaudée lors du conflit sino-soviétique de 1965, non seulement renouvelle sur le plan stratégique la vieille théorie de l’impérialisme, mais rend à la guérilla, sous l’angle tactique, la place que le blanquisme ou la dérive militariste tendent souvent à lui enlever. La campagne encercle les villes, donnant seule aux partisans, réhabilités dans leur mission révolutionnaire fondamentale, l’espace et les moyens de la victoire. De même, au niveau planétaire, le Tiers Monde – l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine, «campagnes du monde» – encercle les grandes puissances et leurs satellites – «villes du monde» qu’il s’agit d’investir. Sans doute cette vision, développée par Lin Biao, rejoint-elle aujourd’hui les vieilles lunes anti-impérialistes. C’est elle, cependant, qui a inspiré les guérillas tiers-mondistes de ces dernières décennies et offre encore, sur l’axe Nord-Sud, un guide pour l’action aux déshérités.En 1926, Mao Zedong voit encore dans le prolétariat industriel la force dirigeante révolutionnaire; un an après, celle-ci s’incarne à ses yeux dans la paysannerie. C’est que, pense-t-il, toute guerre, en tant que manière privilégiée de régler les contradictions de la société, dépend des conditions spécifiques locales auxquelles il convient de s’adapter. Voici donc une guerre de guérilla pour l’immense Chine, face aux ennemis acharnés que sont le Guomindang, puis les Japonais, l’objectif politique, hors duquel échouera l’entreprise, étant de répondre aux aspirations populaires – aspirations de classe, aspirations agraires, que l’idéologie et le parti doivent refléter; une guerre prolongée, que l’Armée rouge, vecteur d’intégration et charpente de la société, doit mener au service exclusif de celle-ci. Deux idées dominent: le pouvoir est au bout du fusil, mais la politique, ou si l’on préfère, le parti, commande aux fusils; sans l’appui de la population, l’armée est un guerrier manchot. L’infériorité matérielle devant l’ennemi n’est pas grave. Ce qui est important, c’est la mobilisation populaire, le peuple étant le grand océan dans lequel l’ennemi se noiera. C’est comme si le peuple était l’eau et l’armée le poisson: si l’eau se retire ou se tarit, le poisson n’échappe pas à la mort. Philosophie chinoise. On pense aux grands anciens, à Laozi: «Le peuple c’est l’eau, le prince la barque, l’eau peut porter la barque, mais elle peut aussi l’engloutir.» De même pense-t-on à Sunzi lorsque Mao Zedong écrit: «Notre stratégie est à un contre dix, notre tactique à dix contre un. Quant l’ennemi avance, nous reculons, quand il se retranche, nous le harassons, quand il est épuisé, nous attaquons, quant il bat en retraite, nous le poursuivons.»Si l’action armée repose sur toute une infrastructure clandestine, faite d’agents innombrables et de réseaux mouvants, elle implique aussi des bases. «Sans bases d’appui, dit Mao, il sera impossible de maintenir longtemps sur les arrières ennemis la guerre de partisans.» Ceux-ci, en effet, ne peuvent éternellement errer de coups de main en embuscades. Il leur faut se réfugier, comme après la Longue Marche à Yan’an, se soigner, se reposer, se réorganiser, se former, dans un bastion si possible inexpugnable, qu’il soit montagneux ou mieux encore frontalier. Le Vercors sera trop exigu. Le Maroc et la Tunisie offriront, en revanche, au F.L.N. un abri précieux, en dépit des «barrages» et aussi des rivalités qui, là comme ailleurs, ne manquent pas de se manifester entre résistants de l’extérieur et résistants fixés sur place.«La bande de Tchiang connaît bien nos méthodes, ajoutait le leader chinois, et a souvent essayé de les copier. Mais ses efforts sont vains, car notre action repose sur le principe d’une guerre du peuple qu’aucune armée antipopulaire ne peut employer.» De fait, une armée «antipopulaire», qu’elle soit étrangère ou liée à un régime oppressif, non seulement ne mobilise pas les masses comme le fait une troupe proche de celles-ci, dévouée à la cause et austère, mais comprend mal les motivations profondes, les frustrations, les solidarités et, par suite, la foi révolutionnaire qui s’opposent à elle. Qu’elle s’efforce alors de discréditer l’adversaire, notamment en forçant ses traits terroristes ou communistes, ne suffit pas à lui assurer le succès.La guérilla moderne repose, en fin de compte, sur une union intime du peuple et de l’armée, cimentée par une idéologie libératrice ou révolutionnaire exploitant des contradictions réelles, amplifiée par la propagande et structurée par une organisation politico-administrative et politico-militaire telle que, aux lieu et place de l’aventurisme ou des divergences entre chefs, s’impose une cohérence capable de rendre, dans une certaine mesure, la force proportionnelle aux masses. La lutte prend alors des dimensions que nul n’aurait pu prévoir.Le Vietnam et l’AlgérieBons copistes, les Vietnamiens, dirigés par un trio exceptionnel – Hô Chi Minh, Pham Van Dông, Vô Nguyên Giap –, excelleront en la matière, quelques bandes «en pyjama noir» parties des calcaires du haut Tonkin parvenant à mettre tour à tour en échec l’armée française et l’armée américaine. Point d’originalité, en dehors peut-être du développement de systèmes souterrains, reliant notamment entre eux des villages, sièges d’une stratégie offensive de dissimulation, d’irruption brutale et de disparition à nulle autre pareille; en dehors surtout d’une véritable stratégie logistique avec des milliers et des milliers de coolies, acheminant sous le couvert, notamment à bicyclette, nourriture, armes et munitions pour une armée entière, la boue, la pluie et l’eau des rizières constituant le cadre de vie naturel d’une guérilla que la discipline et l’abnégation des combattants, la foi et le primarisme des chefs, le catéchisme marxiste et l’autocritique permanente transforment, à force, en mécanique victorieuse et inhumaine.Le schéma est en quelque sorte poussé à l’extrême: le pays, particulièrement tourmenté, ne comporte d’autres plaines que les deltas surpeuplés et noyés et offre dès le départ aux rebelles la maîtrise de zones difficiles d’accès; l’équipe en place se révèle sans rivale, ni Bao Dai, ni Diem, ni les généraux qui lui succèdent ne parvenant, en dépit des patronages qu’ils reçoivent, à enlever son aura nationaliste au mouvement révolutionnaire; l’appui extérieur est, avec la Chine, considérable; enfin et surtout, le triptyque organisation, propagande, encadrement des populations joue à plein. Par le jeu du parti, de l’appartenance à une catégorie professionnelle ou sociale, enfin des structures territoriales, les «hiérarchies parallèles» enserrent chaque citoyen qui se trouve par là même assujetti, conditionné, éduqué, mobilisé, en même temps qu’il est surveillé et soumis à une propagande intensive. Et tandis que l’adversaire et ses unités militaires évoluent sans soutien et s’obstinent à combattre le «terrain», comme dans une guerre classique, la population fait corps avec son armée dont non seulement elle assure le couvert, le renseignement et le ravitaillement, mais dont, avec les milices et les forces territoriales, elle constitue l’épine dorsale. Entre la guérilla de base, vouée à l’autodéfense, à l’alerte, au renseignement et aux embuscades, les unités régionales menant le combat contre les postes et les convois à un niveau plus élevé et l’armée régulière, chargée de la guerre de mouvement, dont Giap souligne que, sans elle, la bataille de partisans ne peut dépasser un certain stade, il n’y a, en fait, qu’une différence de degré. Chacun tient à son tour la première place dans cette stratégie ondoyante qui, telle la marée, submerge le rocher, l’attaque furieusement à la tête, puis le sape lorsque le flot s’est retiré.Le phénomène est décrit par certains en trois phases: cristallisation des volontés, organisation, militarisation; d’autres en trouvent cinq – phase préparatoire, terrorisme, création de maquis, pourrissement, libération finale –, à l’image de Trotski qui, dans un texte connu, sinon nécessairement authentique, titré précisément Les Cinq Phases , a le mérite de faire ressortir la progression du mouvement insurrectionnel. Dans la première phase, clandestine, il s’agit d’exploiter mécontentements et ressentiments par une agitation à base d’actes d’intimidation et de propagande, propres à la fois à semer l’instabilité et à énerver les forces de l’ordre. Suit une phase de noyautage, où le terrorisme sélectif s’accentue, des sabotages se multiplient, des grèves, des émeutes éclatent, destinées à détériorer le climat général, à pousser au repli les habitants, à miner le pouvoir. La troisième phase devient militaire, puisque des bandes armées et des maquis s’organisent, dont les opérations diversifiées suscitent une répression souvent aveugle de nature à transformer en complicité la neutralité bienveillante de la population; la nuit, le pays fourmille de cadres de toute sorte qui endoctrinent les habitants et les poussent à se compromettre. C’est l’ébauche d’une administration nouvelle. La quatrième phase mène à l’installation de bases et d’un embryon de gouvernement révolutionnaire dont le prestige est appelé à s’étendre sous l’angle international, tandis que les forces de l’adversaire sont de plus en plus menacées et que son appareil se dégrade. Enfin, sous les coups de boutoir des troupes régulières, dont les méthodes ne sont pas toutes conventionnelles, survient l’offensive générale.Ce schéma simplifié correspond assez bien à la démarche du F.L.N. algérien, à ceci près que la phase ultime, d’ailleurs hors de sa portée, lui a été épargnée, les opinions publiques nationale et internationale jouant au profit de la paix et constituant, comme ce devait être le cas pour la guerre du Vietnam, une aide extérieure, politique et psychologique, de premier plan pour les rebelles. Ceux-ci, en revanche, n’ont pas trouvé, comme les Vietnamiens, de chefs incontestables, n’ont jamais atteint, et de loin, leur niveau militaire et, faute de doctrine élaborée, ont souvent abusé du terrorisme comme moyen de persuasion et de cohésion au sein de leur propre camp. Adossé à des solidarités islamiste, sociale et, pour finir, nationale, l’appareil politico-militaire a, en revanche, bien fonctionné, tirant le meilleur parti des erreurs que la France commettait: conservatisme des pieds-noirs, inégalité manifeste des deux communautés, refus d’admettre les frustrations fondées et, par suite, élaboration d’une théorie sommaire visant à discréditer la cause adverse et à la réduire à l’usage de quelques techniques mécanistes qu’il suffisait d’imiter pour l’emporter. On sait qu’à ce jeu une partie de l’armée française s’est subvertie elle-même. Encore peut-on extrapoler et dire que la plus grande force des insurgés réside presque toujours dans l’incompréhension, le mépris et la brutalité des autorités en place. Clausewitz l’écrivait déjà: «Les vingt ans de victoire de la Révolution doivent être surtout attribués à la politique erronée que les coalisés lui opposèrent.»Les guérillas tiers-mondistesQuelques succès incontestables, au regard de bien plus nombreux échecs, ne font pas de la guérilla moderne un remède miracle, le contexte politique, social, géographique ou culturel étant primordial. L’étiquette des dirigeants ou leur philosophie politique ne suffisent pas à conférer à une révolte un brevet de maoïsme – on pense à certaines insurrections africaines archaïques, comme celles de la Somalie. Certaines conditions objectives doivent être réunies. En Malaisie, les communistes chinois échouent, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, malgré leur expérience antijaponaise, faute d’être assez nombreux pour rallier les Malais. Un peu plus tard, il en va de même en Corée du Sud: les guérillas communistes mises en place par le Nord et renforcées, après le débarquement américain d’Inchon, par des éléments de l’armée populaire livrés à eux-mêmes sèment le désordre et épaulent par leurs opérations les forces régulières qui franchissent le 38e parallèle, puis le Yalu. Pour autant, elles ne parviendront pas à mordre sur les populations civiles et finiront par être isolées. Problème clé sur lequel Che Guevara va achopper.La révolution cubaine a été trop facile dans la mesure où quelques centaines d’hommes ont suffi pour avoir raison d’un régime discrédité. Cela donnait-il aux intéressés vocation à propager la révolution en Amérique latine en s’efforçant de dépasser le clivage idéologique sino-soviétique? Toujours est-il que les dirigeants de La Havane, convaincus de la primauté de la guérilla, écartent, en considération de la spécificité du continent, et le putschisme, toujours à droite, et l’action de masse, sans chance de succès, préférant privilégier la constitution d’un «foyer insurrectionnel», formé d’un petit nombre de révolutionnaires professionnels, capables de servir de catalyseurs et de déclencher la lutte sans attendre que la prise de conscience des paysans soit pleinement assurée. C’est la théorie du foco , plus ou moins fondée sur l’illusion d’une réédition de l’exploit de Fidel Castro. Au lieu de discuter des conditions objectives ou subjectives de la lutte armée, il s’agit de déclencher celle-ci, avec l’espoir qu’elle fera tache d’huile. Ce n’est pas du blanquisme, puisque le but est de polariser la masse avant la conquête du pouvoir, non après. Malheureusement, sur une vingtaine de focos qui éclosent en quelques années, tous échouent, dont celui de Bolivie où le Che disparaît. On en viendra alors à la guérilla urbaine, de même essence puisque les masses sont absentes. Mais ce sera sans plus de succès.Le modèle nicaraguayen, lorsqu’il supplante le modèle cubain, ne se révèle pas plus convaincant. En Amérique latine, libérée depuis le XIXe siècle, il manque, d’abord, l’aiguillon du nationalisme, si important dans les pays plus récemment colonisés. De même, pour mobiliser la masse paysanne, finalement indispensable à toute guérilla, il manque souvent un esprit de solidarité, un esprit collectif que l’on trouve dans les vieilles sociétés communalistes, asiatiques en particulier. S’ajoute une caractéristique majeure: la force ou la faiblesse des insurgés est moins une question de niveau militaire que de solidité et de légitimité de l’État concerné. C’est Batista qui a fait Castro, et Somoza les sandinistes, l’un et l’autre ayant corrompu et dégradé l’État, au point de faciliter grandement la victoire de leurs ennemis. Leurs cas restent particuliers: car, en dehors du Sentier lumineux péruvien, toujours actif, malgré l’arrestation de son chef historique, les autres mouvements de guérillas, tels les Monteneros ou les Tupamaros, ont été peu à peu anéantis sur le continent.En Asie, le paysage insurrectionnel est très diversifié et la guérilla endémique. À la vague révolutionnaire d’après 1945 a succédé, après 1960, une nouvelle vague, téléguidée par la Chine, qui – faute d’abord de recevoir un appui extérieur massif comme le Vietnam en bénéficiait, faute d’austérité peut-être, d’imprégnation idéologique, voire d’adjuvant nationaliste – n’a guère réussi, même là où, comme aux Philippines, des chefs charismatiques se sont levés. En Birmanie, en Thaïlande et plus encore en Malaisie, l’exploit de Hanoi n’a pas été réédité; les seules guérillas vivaces – de Timor Est à l’État kachin – sont des guérillas de minorités ethniques, religieuses ou indépendantistes, persistant, mais sans grande chance de succès. Quant à l’Afrique, l’appui extérieur, venu, en Angola, au Mozambique, en Éthiopie ou en Érythrée, de Cuba, des États-Unis, des pays arabes ou de l’U.R.S.S., s’est révélé primordial. D’une certaine façon, il tend, cependant, à dénaturer la guérilla, dans la mesure où celle-ci se mène de plus en plus à coups d’obusiers et de chars. Les Américains, d’ailleurs, ne cachent-ils pas désormais sous l’appellation de low intensity conflict cet hybride qui, en deçà de la grande guerre, recouvre diverses formes de violence révolutionnaire? Une fois encore, la compréhension du phénomène ne s’en trouve pas facilitée.La confusion s’accroît encore lorsqu’on constate que la violence, naguère monopole de l’État et, par suite, attribut de ceux qui s’opposaient à lui par les armes, s’est arrachée à ce carcan, disséminée, «sociologisée» par la multiplication des tensions communautaires, par exemple, ou la remise en cause des allégeances. Des gangs, des bandes se créent ou se perpétuent. Une culture de violence s’est instaurée à force de luttes sociales et de guerres de libération. Le cas du Renamo, au Mozambique, en est l’illustration, ce mouvement, après avoir animé la résistance villageoise contre le Frelimo, n’ayant plus ni projet ni finalité spécifique; il persiste pourtant dans l’être en tant qu’institution armée se suffisant à elle-même. Bref, la guérilla n’est plus le fait d’une meute, mais de chiens errants.S’ajoute le narco-trafic, les guérillas de la drogue dans le Triangle d’or, les cartels de Colombie, les mafias criminelles de toutes sortes... On est loin de Robin des Bois ou de l’austère combattant communiste faisant son autocritique. La guérilla s’adapte. Moyen pour les grands de s’affronter par personnes interposées sans risque nucléaire, elle reflétait hier les grands dilemmes idéologiques. Elle tend aujourd’hui à illustrer un monde de fractures et d’instabilités.• 1812; esp. guerrilla « ligne de tirailleurs »1 ♦ Vieilli Troupe de partisans. « don Blas fut l'un des plus fameux chefs de guerillas » (Stendhal). Franc-tireur d'une guérilla. ⇒ guérillero.2 ♦ Guerre de harcèlement, de coups de main, menée par des partisans, des groupes clandestins, pour une cause politique, religieuse, sociale, nationale. Guérilla sanglante, meurtrière.guérillan. f. Guerre de partisans.⇒GUÉRILLA, subst. fém.A. — (Troupe de) partisans. On fait une guerre très rude aux guérillas de Juarez, et les gens du pays nous aident, sinon à les battre, du moins à les pendre (MÉRIMÉE, Lettres ctesse de Boigne, 1870, p. 182). L'Inde ne vient pas à bout, à son nord-est, des solides guérillas nagas et mizons (Le Nouvel Observateur, 29 déc. 1980, p. 32).B. — P. méton. Guerre généralement conduite par des partisans et fondée sur le harcèlement de l'adversaire par des embuscades et des coups de main. Guérilla rurale, urbaine :• La Sierra a surpris les fascistes; les positions étaient particulièrement favorables à une action de guérilla; le peuple a une force de choc très grande et très courte.MALRAUX, Espoir, 1937, p. 529.Prononc. : [
]. Var. [
] ds PASSY 1914 et à côté de [-ja] ds BARBEAU-RODHE 1930. Étymol. et Hist. 1812 « partisan d'une bande armée pratiquant l'embuscade et le harcèlement » (J. DE MAISTRE, Relation pour S.M. le Roi Victor-Emmanuel ds Corresp., t. 4, p. 282 : Ces paysans [...] changés en véritables guérillas et ne sachant plus que tuer, redeviendront-ils des serfs dociles?); 1820 « bande armée » (STENDHAL, Lettre au baron de Mareste, 30 août ds Corresp., éd. A. Paupe et P.A. Cheramy, t. 2, p. 199). Mot esp. attesté dep. 1535 (F. DE OVIEDO d'apr. COR., s.v. guerra) au sens de « petite formation militaire offensive » (v. AL.), proprement dimin. de guerra (guerre). Fréq. abs. littér. : 43. Bbg. GREIMAS (A.-J.). Nouv. dat. Fr. mod. 1952, t. 20, p. 303. - QUEM. DDL t. 6.
guérilla [geʀija] n. f.ÉTYM. 1812, J. de Maistre; esp. guerilla « ligne de tirailleurs ».❖1 Vieilli. Troupe de partisans. || Les guérillas espagnoles harcelaient les soldats de Napoléon. || Franc-tireur d'une guérilla. ⇒ Guérillero.1 Durant cette guerre sublime contre Napoléon, qui, aux yeux de la postérité, placera les Espagnols du dix-neuvième siècle avant tous les autres peuples de l'Europe (…) don Blas fut l'un des plus fameux chefs de guérillas.Stendhal, Romans et Nouvelles, « Le coffre et le revenant ».2 Guerre de détail, de coups (cit. 49) de main, de harcèlement. || Une guérilla sanglante, meurtrière. — Par métaphore :2 Et notre camarade, le soleil fait la guérilla dans le cosmos, ses éruptions troublent même les cardiaques.Jean Cayrol, Histoire de la mer, p. 102-103.❖COMP. Antiguérilla.
Encyclopédie Universelle. 2012.